Archives mensuelles : septembre 2018

Lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur Internet : quel rôle pour les plateformes ?

Le Premier Ministre Edouard Philippe avait confié en mars 2018 le soin à Laetitia Avia, Karim Amellal et Gil Taïeb le soin de conduire une mission et rédiger un rapport sur la lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur internet.

Le rapport de cette mission a été publié le 20 septembre 2018 et son contenu est centré sur les plateformes, acteur majeur identifié comme le moteur principal de la lutte contre les contenus haineux et racistes en ligne. L’approche choisie est claire : la lutte contre la haine sur internet ne peut avoir seulement une dimension fondée sur le volontarisme des acteurs au contact de ces propos pour protéger leur service et leur réputation (soft law) mais doit avoir une dimension juridique forte, avec des sanctions dissuasives.

Droit du Partage vous en livre ici les points essentiels.

Renforcer les obligations à la charge des plateformes

D’une part, le rapport préconise d’imposer aux grandes plateformes un délai de 24 heures pour retirer les contenus manifestement racistes ou antisémites. Cette proposition se fonde sur le constat que les dispositions actuelles sur la responsabilité des fournisseurs d’accès à internet et des hébergeurs ne sont pas assez contraignantes en matière de diffusion de contenus illicites. L’imposition d’un délai strict de 24 heures à compter de la connaissance de l’illicéité du contenu par la plateforme pour le retirer est une manière de remédier à l’ambiguïté de la loi actuelle en la matière.

Naturellement, le critère de taille (« qu’est-ce qu’une grande plateforme ? ») est décisif. Le rapport propose, en se fondant sur le précédent allemand,  mais ne décide pas et se contente de proposer l’utilisation de critères relatifs au nombre d’utilisateurs, au niveau de trafic ou au chiffre d’affaires annuel.

Du point de vue du juriste, c’est insatisfaisant car le rapport fixe des obligations (parfois très précises) mais ne fait pas de proposition sur la définition juridique et les critères permettant de déclencher leur application.

Nul doute que les débats à cet égard vont être vigoureux…

Créer un nouveau statut juridique d’ « accélérateur de contenus »

Le rapport prévoit d’aller encore plus loin dans le renforcement des obligations à la charge des opérateurs de communication en ligne que sont les réseaux sociaux et les moteurs de recherche en créant un nouveau statut juridique d’« accélérateur de contenus » dont les obligations renforcées seraient (i) de retirer le contenu illégal dans un délai d’une heure en cas d’infraction manifeste d’apologie du terrorisme et de provocation à commettre un acte à caractère terroriste, (ii) de retirer le contenu illégal dans un délai de 24 heures dans les autres cas, (iii) d’informer les autres plateformes du retrait des contenus selon des critères définis par décret, (iv) de conserver le contenu en qualité de preuve pendant une période de 10 semaines, (v) d’informer les utilisateurs ayant notifié le contenu illicite de la décision prise à l’égard du contenu, (vi) de réexaminer les mesures prises si l’utilisateur qui en fait l’objet les conteste et (vii) d’exécuter l’injonction du juge des référés de retirer ou bloquer un contenu manifestement illégal.

Encore une fois, le juriste est déçu car les critères de ce « nouvel opérateur de communication en ligne » ne sont pas précisés, de sorte que ces propositions sont difficilement opérables en l’état.

Créer un régime dissuasif

Le rapport a suivi l’exemple allemand pour proposer un montant d’amende qui soit dissuasif à l’encontre des opérateurs de grands réseaux sociaux et moteurs de recherche : c’est un montant multiplié par 100 par rapport au régime actuel qui est proposé puisque le montant maximal encouru serait désormais de 37,5 millions d’euros pour les personnes morales et 7,5 millions d’euros pour les personnes physiques.

Les prochaines étapes

Comme pour grand nombre de rapports, le sort concret de celui qui a été remis hier au Premier Ministre est incertain. Dans quel véhicule législatif viendra se loger le dispositif modifiant la LCEN ? Quelle sera l’articulation entre ces propositions et la position française à Bruxelles qui est de réviser la Directive e-commerce ? L’exécutif est-il favorable à la création d’une autorité de régulation ad hoc ?

De notre point de vue, au delà de ces grandes annonces et lignes directrices (auxquelles on peut sans aucun doute souscrire), il faudrait commencer par fixer les critères juridiques permettant d’appliquer les obligations détaillées dans le rapport.

Droit du Partage continuera naturellement à suivre ces sujets pour vous.

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Classé dans Evolution du cadre juridique

Sous-location illégale par l’intermédiaire d’une plateforme : du nouveau en jurisprudence

Le cadre juridique applicable aux plateformes numériques, en particulier dans le secteur de la location courte durée, ne cesse de se développer en raison de l’attention continue du législateur sur ces sujets (voir notre article sur les évolutions récentes). Les évolutions juridiques viennent également des juridictions qui interprètent la loi, comme en témoignent deux récentes décisions relatives à des cas de sous-location par Airbnb : la première, rendue par la Cour d’appel de Paris, consacre la restitution des fruits illégalement perçus au détriment du propriétaire du bien ; la seconde, rendue par le Tribunal d’instance du sixième arrondissement de Paris, va jusqu’à étendre ce principe aux plateformes elles-mêmes, posant ainsi les bases d’une responsabilité directe de ces dernières en cas de non-respect de leur part des règles encadrant la location de meublés de tourisme.

Cour d’appel de Paris (5 juin 2018)

L’arrêt du 5 juin 2018 de la 4e chambre de la Cour d’appel de Paris a confirmé l’illégalité de la sous-location d’un appartement par le biais d’une plateforme – en l’occurrence Airbnb – lorsque le propriétaire n’a pas donné son accord. Cette solution découle de l’application et de l’interprétation de l’article 8 de la loi n°89-462 du 6 juillet 1989 qui prévoit que « le locataire ne peut […] sous-louer le logement sauf avec l’accord écrit du bailleur, y compris sur le prix du loyer » pour les baux qui y sont soumis. En l’espèce, les locataires n’avaient pas sollicité le propriétaire du logement pour obtenir le droit de le sous-louer. Par conséquent, comme l’a retenu la Cour en se fondant sur l’article 546 du Code civil, les revenus tirés de la location constituent des fruits tirés de l’immeuble, de sorte que le propriétaire était fondé à demander et obtenir le remboursement des sommes ainsi perçues, ces fruits lui appartenant de plein droit.

Tribunal d’instance de Paris (6 février 2018)

Le jugement du 6 février 2018 du Tribunal d’Instance de Paris 6ème a reconnu à un bailleur le droit de ne diriger son action qu’à l’encontre de la plateforme par laquelle le locataire était passé pour sous-louer son logement. Si les sanctions à l’encontre des loueurs se font de plus en plus sévères, ce jugement retient ici, de façon exceptionnelle en jurisprudence, la responsabilité directe d’une plateforme en cas de manquements commis par un utilisateur. En se fondant notamment sur l’article 1241 du Code civil – selon lequel « chacun est responsable du dommage qu’il a causé, non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence » – le Tribunal a jugé qu’Airbnb avait méconnu ses obligations d’information et de veille sur ses utilisateurs prévues par l’article L. 324-2-1 du Code du tourisme issu de la loi n°2016-131 du 7 octobre 2016 pour une République numérique (LRN), et s’était ainsi rendue complice du comportement frauduleux du locataire du bien.

D’une part, le Tribunal retient qu’Airbnb n’est pas en mesure de prouver qu’elle a effectivement informé le locataire des règles en vigueur ni qu’elle a obtenu de sa part une déclaration sur l’honneur attestant qu’il respectait les obligations qui lui incombaient en matière de sous-location et de déclaration en mairie. D’autre part, le Tribunal considère que Airbnb aurait eu une attitude de « mauvaise foi » et de « connivence » avec le locataire : la plateforme n’a pris aucune disposition pour contrôler  le comportement frauduleux de celui-ci et y remédier, alors même qu’elle avait été informée du fait qu’il ne respectait pas la limite de locations à 120 nuitées par an. Le Tribunal relève ainsi que Airbnb aurait dû suspendre le compte du locataire, et qu’en n’agissant pas de la sorte, la plateforme avait fourni au locataire « le moyen de s’affranchir de ses obligations contractuelles sans que [s]es agissements illicites soient de nature à exclure sa propre responsabilité ». Airbnb a donc notamment été condamnée à restituer au propriétaire les commissions qu’elle a perçues tant auprès du loueur qu’auprès du locataire.

Une tendance de fond ?

Ce jugement inédit constitue un précédent important en termes de responsabilité des plateformes alors que les décrets d’application de l’article L. 324-2-1 du Code du tourisme tel que modifié par la LRN n’ont pas encore été publiés et que les modalités de contrôle et de sanction aux manquements aux obligations de l’article n’ont pas été détaillées pour le moment. Néanmoins, il semble que tout le monde s’accorde sur le bien-fondé d’un renforcement de la responsabilité des plateformes, à l’image des récents engagements pris par certaines plateformes elles-mêmes (voir par exemple ici et ici) en faveur d’une offre de location meublée touristique responsable et durable mais également au regard du rapport d’information de la commission des affaires économiques remis au Sénat le 20 juin 2018 portant sur l’hébergement touristique et le numérique.

L’idée sous-jacente est de faire participer les plateformes à la mise en place effective du cadre légal, en s’assurant que les utilisateurs respectent la limitation de 120 nuitées par an dans les villes concernées, et, le cas échéant, en bloquant automatiquement les annonces des utilisateurs ne la respectant pas ainsi qu’en vérifiant que ceux-ci ont bien effectué les démarches administratives leur permettant de proposer leur logement à la location. En ce sens, l’article 51 du projet de loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (dit ELAN) adopté par les députés le 8 juin 2018 puis par les sénateurs le 25 juillet, semble entériner le durcissement des sanctions non seulement à l’encontre des utilisateurs, mais aussi à l’encontre des plateformes, puisque des amendes de plusieurs dizaines de milliers d’euros – jusqu’à 50 000€ par meublé de tourisme – seraient désormais prévues par l’article L. 324-2-1 du Code du tourisme en cas de non-respect de ses dispositions. D’autres mécanismes de sanction prenant cette fois la forme d’amendes à l’encontre des utilisateurs sont par ailleurs prévus par le projet de loi et pourraient renforcer les dispositions de l’article L. 324-1-1 du Code du tourisme.

Droit du Partage continuera naturellement à suivre ces sujets pour vous.

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Classé dans Evolution du cadre juridique, Logement & locations courte durée

Plateformes numériques & travailleurs indépendants : pas de charte dans la loi (pour l’instant)

Parmi les nouveautés juridiques de la rentrée du secteur numérique (voir les détails dans notre article), se trouvait la loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » (dite « Pénicaud 2 ») qui envisageait, dans son article 66, la création d’un mécanisme destiné à compléter le régime juridique des plateformes de mise en relation concernant les travailleurs indépendants qui trouvent des missions par son intermédiaire. Les plateformes pouvaient publier une charte détaillant les relations juridiques (droits et obligations) avec les indépendants et l’existence de cette charte visait à diminuer le risque de requalification.

Après son adoption par le Parlement, le texte de loi a été soumis au Conseil Constitutionnel pour qu’il examine la conformité de ces nouvelles dispositions avec la Constitution (notamment, l’article 66). Dans sa décision n°2018-769 DC du 4 septembre 2018, le Conseil Constitutionnel a censuré certaines dispositions dont l’article concernant les plateformes numériques et les indépendants. Cette décision est justifiée par l’absence de lien avec les dispositions du projet de loi déposé initialement à l’Assemblée Nationale, ce qui en fait un « cavalier législatif » contraire à l’article 45 de la Constitution.

Dans la version de la loi publiée au journal officiel du 6 septembre 2018, l’article 66 a donc été supprimé.

Cette idée de charte ne manquera pas d’être à nouveau proposée, ce d’autant que la censure du Conseil Constitutionnel concerne des motifs de procédure et non pas le mécanisme en lui même. Cependant, la question de l’opportunité d’introduire un tel mécanisme reste entière : certains considèrent qu’il s’agit d’un progrès sécurisant les plateformes, d’autres qu’il s’agit d’un ajout inutile qui risque de créer de nouvelles difficultés d’interprétation (qui pourraient fragiliser les plateformes) tandis que d’autres soutiennent que cette nouveauté serait un cadeau injustifiée aux plateformes qui diminuerait les droits des travailleurs.

Droit du Partage suivra ces sujets pour vous et ne manquera pas de vous tenir informés.

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Classé dans Droit du travail et requalification, Evolution du cadre juridique