Entre les soupçons d’ingérence russe dans la campagne présidentielle américaine, l’audition de M. Zuckerberg devant le congrès américain en marge du scandale Cambridge Analytica et les innombrables procédures judiciaires et enquêtes de régulateurs, Facebook n’en finit plus d’être sous les feux de la rampe.
Dans le prolongement d’une enquête ouverte en mars 2016, le Bundeskartellamt, (l’autorité de concurrence allemande) vient de rendre une décision le 7 février dernier dans laquelle elle interdit à Facebook « de croiser les données d’utilisateurs provenant de différentes sources ».
C’est une décision rare en ce sens que l’autorité allemande a largement intégré le droit des données personnelles dans ses raisonnements pour sanctionner Facebook, alors même que sa compétence se limite en principe au droit de la concurrence allemand et, dans une certaine mesure, au droit européen.
Cette décision met en lumière les interactions croissantes entre ces deux disciplines. En France, l’Autorité de la concurrence s’intéresse également aux données personnelles. Elle vient de publier un avis « portant sur l’exploitation des données dans le secteur de la publicité sur Internet[1] » et avait réalisé une étude conjointe en mai 2016 « sur les données et leurs enjeux pour leur application du droit de la concurrence[2] » avec le Bundeskartellamt, justement.
Le fonctionnement de Facebook décortiqué
Dans les documents explicatifs de la décision publiés en anglais[3], l’autorité allemande a constaté qu’en acceptant les conditions générales d’utilisation de Facebook, tout utilisateur consent à ce que Facebook collecte et utilise trois types de données le concernant :
- les données collectées sur Facebook ;
- les données collectées sur les services appartenant à Facebook, comme Instagram et Facebook Messenger, mais aussi WhatsApp ; et
- les données collectées sur les « sites et applications tiers ».
Cette dernière catégorie de données est collectée de différentes manières et recouvre les cas où Facebook est « incorporé » à un site ou une application tierce, connecté aux API de Facebook. C’est par exemple la situation où l’on utilise notre profil Facebook pour se connecter à un service, plutôt que de créer un compte avec notre adresse email, ou lorsque l’on commente une page d’un site Internet avec notre profil Facebook.
Conformément à ses conditions générales d’utilisation, Facebook agrège l’ensemble des données collectées sur ces différents services, et les relie au profil Facebook de l’utilisateur concerné. Cette collecte de données à travers trois sources différentes (Facebook, les services détenus par Facebook, et les services tiers) permet évidemment d’avoir une connaissance encore plus fine de l’utilisateur et donc d’offrir aux annonceurs un ciblage encore plus pertinent.
Les griefs et le raisonnement du Bundeskartellamt
La caractérisation d’un abus de position dominante en droit de la concurrence nécessite la réunion de deux conditions : (i) une position dominante sur un marché spécifique à l’affaire, ici celui des réseaux sociaux en Allemagne, et (ii) l’abus de cette position dominante.
La position dominante de Facebook n’a pas été difficile à prouver puisque comme dans la plupart des pays où Facebook est actif le service est massivement utilisé par les populations (sauf en Asie, et notamment en Chine),. En Allemagne, la part de marché de Facebook s’élève à 90%. Le Bundeskartellamt a souligné que même si l’on devait inclure dans le marché pertinent d’autres services proches d’un service de réseau social, les plus importants appartenaient de toute façon à Facebook, à savoir Instagram et WhatsApp. L’autorité allemande a aussi relevé que Google + n’avait jamais réussi à concurrencer Facebook et avait fini par disparaitre.
C’est la caractérisation de l’abus qui présente une certaine originalité. Il y a deux grandes catégories d’abus en droit de la concurrence : les abus d’éviction (qui évincent les concurrents d’un marché) et les abus d’exploitation (qui imposent des conditions commerciales excessives et/ou injustifiées).
Pour retenir un abus d’exploitation en l’espèce, l’autorité allemande s’est fondée sur une jurisprudence de la Cour fédérale de justice (l’équivalent de la Cour de cassation française) selon laquelle les principes du droit civil peuvent être mobilisés pour caractériser un abus de position dominante. Alors que ce type de jurisprudence sert généralement à mobiliser des principes de droit des contrats visant à assurer l’équilibre des rapports entre les parties, c’est ici le droit des données personnelles qui a servi de fondement, ce qui est assez novateur. L’autorité allemande a alors constaté que Facebook violait de nombreuses dispositions du RGPD et a pu constater l’abus.
La sanction
Comme l’a résumé le président du Bundeskartellamt, la décision peut être comparée à un « démantèlement interne des données de Facebook ».
Cette expression est une référence historique aux origines du droit de la concurrence et résume assez bien la sanction. Le droit de la concurrence est né d’un monopole, celui de l’entreprise de raffinage et de distribution « Standard Oil » fondée par John Rockfeller et qui avait fini par contrôler la quasi-totalité de la production et de la distribution de pétrole aux États-Unis à la fin du XIXe siècle. Le gouvernement américain avait fini par démanteler (« divest ») la Standard Oil et avait peu après adopté les premières règles sur le droit de la concurrence, et notamment les règles sur l’abus de position dominante, qui visent à empêcher les monopoles de se constituer.
En substance, Facebook ne pourra plus combiner les données issues (i) de Facebook, (ii) des autres services qu’elle détient et (iii) des services tiers pour les agréger au profil Facebook de l’utilisateur, à moins d’obtenir un consentement de façon licite. Facebook peut toujours collecter des données de ces trois manières, mais de façon séparée, la combinaison des trois n’étant permise que si l’utilisateur a été en mesure d’exprimer son consentement conformément aux standards du RGPD.
Chose assez rare, l’autorité allemande n’a pas imposé d’amende, alors qu’elles constituent généralement le remède le plus utilisé par les autorités de concurrence. L’autorité a indiqué que « l’enjeu ici est de parvenir à des changements dans le comportement de [Facebook] au bénéfice des concurrents et des consommateurs et de contraindre [Facebook] d’adhérer à ces changements. (…) L’objet de cette procédure n’est pas d’imposer une amende ».
La compétence de l’autorité allemande est limitée, si bien que Facebook n’est contraint de procéder à ce « démantèlement » que pour les utilisateurs de Facebook résidant en Allemagne.
Quelles suites ?
Comme Google après sa condamnation par la Commission européenne, Facebook a rapidement réagi en publiant un article intitulé « Pourquoi nous ne sommes pas d’accord avec le Bundeskartellamt[4] » et en annonçant avoir fait appel de la décision, qui sera revue par un tribunal allemand. Facebook explique notamment que la « popularité n’est pas la domination », et que Facebook est directement en concurrence avec de nombreux autres services comme Snapchat, Twitter ou YouTube.
Il sera intéressant de voir comment un juge abordera le raisonnement de l’autorité allemande (le Bundeskartellamt reste une autorité administrative), et si une question préjudicielle sera éventuellement posée à la Cour de justice de l’Union Européenne pour clarifier les règles applicables à ce type de pratiques.
Mise à jour : dans une décision du 26 août 2019, la Cour d’appel régionale de Dusseldörf (« Oberlandesgericht« ) a suspendu la décision du Bundeskartellamt. Facebook n’a pas encore exécuté la décision de l’autorité de concurrence allemande, et n’aura donc pas à le faire tant que la procédure n’est pas achevée. Le président de l’autorité allemande a annoncé qu’un appel serait porté devant la juridiction supérieure, la Cour suprême fédérale. L’affaire est donc toujours en cours.
Droit du Partage continuera naturellement à suivre ces sujets pour vous.
[1] Avis n° 18-A-03 du 6 mars 2018 portant sur l’exploitation des données dans le secteur de la publicité sur internet
[2] Etude conjointe « Droit de la concurrence et données », 10 mai 2016, disponible à l’adresse suivante : http://www.autoritedelaconcurrence.fr/doc/rapport-concurrence-donnees-vf-mai2016.pdf
[3]https://www.bundeskartellamt.de/SharedDocs/Meldung/EN/Pressemitteilungen/2019/07_02_2019_Facebook.html
[4] https://newsroom.fb.com/news/2019/02/bundeskartellamt-order/