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Ce qu’il faut retenir de la censure du dispositif des « chartes » pour les travailleurs des plateformes par le Conseil constitutionnel

Le 20 décembre 2019, le Conseil constitutionnel a rendu une décision sur la constitutionnalité de la loi du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités[1] (dite « LOM ») sur une thématique qui, à première vue, n’entrait pas dans le champ « naturel » d’un texte dédié à la mobilité : les travailleurs indépendants des plateformes.

La décision était très attendue, notamment concernant l’article 44 de la LOM, relatif à l’instauration d’une charte sociale que les plateformes en ligne pouvaient discrétionnairement adopter en contrepartie d’une présomption de non-salariat des travailleurs indépendants qui travaillent grâce à leurs services.

C’est précisément sur cet article que Droit du partage se focalisera aujourd’hui.

  1. Contexte

Dans un contexte de sollicitations de plus en plus nombreuses de requalifications en contrat de travail[2] par les travailleurs indépendants des plateformes en ligne[3], l’article 44 de la LOM, qui comptait parmi les dispositions les plus contestées, envisageait leur protection par le biais d’une charte sociale. En effet, il était prévu que les plateformes puissent prendre, de manière facultative, dans une charte, une série d’engagements pour protéger les travailleurs utilisant leur service en contrepartie de la garantie que ces dits engagements ne puissent être utilisés par un juge à des fins de requalification des contrats conclus avec ces derniers. C’est en ce sens que l’on parle, de manière générale, de « présomption de non-salariat ».

Toutefois, le législateur n’entendait offrir cette possibilité qu’aux plateformes mettant en relation, par voie électronique, des personnes :

  • en vue de la fourniture des services de « conduite d’une voiture de transport avec chauffeur » (telles que Uber, Marcel, Bolt…) ;
  • en vue de la fourniture des services « de livraison de marchandises au moyen d’un véhicule à deux ou trois roues, motorisé ou non »[4] (par exemple, les plateformes de livraison de repas Deliveroo ou Frichti).

En somme, lorsque le juge n’avait d’autres éléments que ceux consignés dans la charte, cette dernière constituait un abri pour les plateformes contre le risque de requalification en contrat de travail et leur permettait d’éviter les lourdes obligations afférentes au statut de salarié (salaires, charges sociales, indemnités de rupture etc.). Il est à noter que ces requalifications sont redoutables pour certaines plateformes dont le modèle économique repose sur le fait que les travailleurs indépendants supportent eux-mêmes les charges sociales liées à leurs activités.

  1. Les critiques portées contre le dispositif des chartes

Les dispositions créées par l’article 44 étaient contestées pour plusieurs raisons clefs.

  • Absence de portée normative. L’établissement de cette charte étant facultatif, sa valeur juridique étant incertaine et puisqu’aucun fondement légal n’est nécessaire pour l’établissement d’un tel engagement unilatéral, les députés soutiennent que les dispositions de l’article 44 de la LOM sont dépourvues de portée normative. Or, fustigeant les lois bavardes et incantatoires, une décision du Conseil constitutionnel du 21 avril 2005[5], rappelait déjà que « la loi a pour vocation d’énoncer des règles et doit par suite être revêtue d’une portée normative ».
  • Incompétence négative. Le législateur n’aurait pas épuisé sa compétence conformément à l’article 34 de la Constitution qui lui impose, entre autres, de déterminer les principes fondamentaux du droit du travail. Plus précisément, il est reproché au législateur de ne pas avoir suffisamment défini les éléments devant figurer dans la charte.
  • Violation du principe d’égalité devant la loi[6]. Dans la mesure où l’adoption de cette charte est facultative, une différence de traitement injustifiée entre, les travailleurs en relation avec une plateforme s’étant dotée d’une charte et ceux en relation avec une plateforme ne disposant pas d’une telle possibilité ou ayant refusé d’en établir une, émergerait.
  • Restriction du pouvoir de requalification du juge et violation du droit au recours juridictionnel effectif. L’article 44 permettait aux plateformes, après avoir consulté les travailleurs, d’homologuer leur charte en saisissant l’autorité administrative compétente[7] et de garantir, à ce titre, que « l’établissement de la charte et le respect des engagements qu’elle prévoit ne [puissent] caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique entre la plateforme et les travailleurs » (point 8). Celle-ci est contestée par les députés sur le fondement du droit à un recours juridictionnel effectif car l’homologation revient à limiter les éléments sur lesquels le juge peut se fonder pour caractériser l’existence d’un lien de subordination (élément clef pour requalifier un travailleur indépendant en salarié) défini par la jurisprudence comme « l’exécution d’un travail sous l’autorité de l’employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné »[8].
  1. L’inconstitutionnalité de la portée juridique de la charte homologuée

Après avoir écarté les griefs tenant à l’absence de portée normative de la loi, de l’incompétence négative du législateur et de l’atteinte au principe d’égalité devant la loi, le Conseil constitutionnel a caractérisé l’inconstitutionnalité de la restriction au pouvoir de requalification du juge à la suite de l’homologation de la charte lorsqu’elle repose « sur le respect des engagements pris par la plateforme ».

Pourquoi ? Car il est jugé inconstitutionnel qu’un nombre considérable d’éléments permettant de prouver l’existence d’un lien de subordination entre la plateforme et le travailleur se voient figés dans une charte et prive, dans certains cas, les juges de rétablir l’exacte qualification d’une relation de travail.

En effet, lesdits engagements pris par la plateforme couvrent un champ extrêmement large de l’exercice de l’activité professionnelle de la plateforme (conditions d’exercice de l’activité, conditions de travail…). Mais ce qui pose difficulté est surtout, selon le Conseil Constitutionnel, la possibilité pour les chartes de préciser « la qualité de service attendue, les modalités de contrôle par la plateforme de l’activité et de sa réalisation et les circonstances qui peuvent conduire à une rupture des relations commerciales entre la plateforme et le travailleur »[9]. Cette possibilité peut, en effet, faire en sorte que l’on retrouve dans les chartes des indices liés au pouvoir de contrôle et de sanction d’une plateforme sur ses travailleurs qui sont deux des trois critères du lien de subordination. Or, si ces deux critères ne peuvent être utilisés par le juge, il pourrait, de facto, ne pas avoir assez d’éléments pour requalifier le contrat.

Par conséquent, le Conseil constitutionnel censure les mots « et le respect des engagements pris par la plateforme dans les matières énumérées aux 1° à 8° du présent article » (point 28) figurant à l’alinéa 39 de l’article 44 de la LOM car par cette disposition, le législateur a permis aux plateformes de fixer des règles qui relèvent de la loi. En revanche, le reste de l’alinéa disposant qu’un lien de subordination ne saurait être caractérisé par le simple fait que la plateforme ait établi une charte n’est pas contraire à la Constitution.

  1. Vers un statut hybride du travailleur indépendant ?

Bien qu’ayant censuré une partie de l’article 44 de la LOM, le Conseil constitutionnel semble valider le système de charte sociale établi par le législateur qui permet de garantir un certain nombre de droits inspirés de ceux des salariés tout en conservant la flexibilité liée à leur statut d’auto-entrepreneurs.

Toutefois, si cette censure ne remet pas en cause l’existence même de cette charte, celle-ci ne sera plus hors de portée des juges et cela réduit probablement l’intérêt pour les plateformes de s’en doter dans la mesure où les éléments y figurant pourraient désormais les desservir.

Rappelons que si la volonté des juridictions de protéger les « travailleurs des plateformes » sur le plan social est de plus en plus prégnante, comme a pu en témoigner le récent arrêt Uber de la Cour de cassation du 4 mars 2020[10], aucun droit social des plateformes n’est encore définitivement établi.

Droit du partage continuera naturellement de suivre ces sujets pour vous.

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[1] Loi n° 2019-1428 du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités

[2] La requalification d’un contrat en contrat de travail implique le passage à un régime de salariat

[3] Cf. arrêt n°374 Cass. soc.,4 mars 2020 Uber (19-13.316) et arrêt n°1737 Cass. soc., 28 novembre 2018, Take eat easy, (17-20.079)

[4] Article L. 7342-8 du Code du travail

[5] Déc. n° 2005-512 DC, 21 avr. 2005, JO 24 avr. 2005, p. 7173

[6] Principe consacré par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC)

[7] Il n’est pas précisé dans la loi de quelle autorité administrative il s’agit

[8] Soc., 13 nov. 1996, Société générale, n° 94-13187, Bull. V n° 386

[9] Alinéa 7 de l’article L. 7342-9 du Code du travail

[10] Arrêt n°374, Cour de cassation, ch. sociale, 4 mars 2020, Uber (19-13.316)

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Premières impressions sur le rapport du Conseil National du Numérique

Le 6 janvier 2016, le Conseil National du Numérique remettait au Ministre du Travail (Myriam El Khomri) un rapport intitulé « Travail, Emploi, Numérique – Les Nouvelles Trajectoires » (lien vers le rapport). Ce rapport a été rédigé dans la perspective d’alimenter la préparation et la construction des projets de loi sur le travail et sur les nouvelles opportunités économiques (NOE) respectivement portés par Myriam El Khomri et Emmanuel Macron. Sont ainsi évoqués le revenu de base universel ou encore le compte personnel d’activité mais également l’adaptation du travail au numériques et aux nouvelles formes de travail.

Quid de l’économie collaborative ?

Le rapport du Conseil National du Numérique s’y intéresse et apporte une nouvelle pierre à l’édifice. La presse s’est ainsi faite l’écho de la déclaration suivante de Madame El Khomri : « Le développement de l’économie collaborative est porteur de créations d’emplois notamment pour des personnes qui ont des difficultés d’accès au marché du travail. Nous devons donc l’encourager et ne pas hésiter, si c’est nécessaire, à le sécuriser juridiquement« . Nous retenons plus particulièrement :

  • La recommandation n°7 : assurer une protection effective pour les travailleurs indépendant mais économiquement dépendants en faisant évoluer le droit commun (mais sans pour autant multiplier les régimes spéciaux) ;
  • La recommandation n°8 : encadrer les plateformes de l’économie collaborative (les principaux enjeux identifiés en la matière sont les règles fiscales et les relations de travail avec les utilisateurs).

Le Conseil national du numérique se focalise sur le droit du travail sans réellement proposer de solution pratique mais a le mérite de mettre en perspective les enjeux de manière détaillée. Il sera très intéressant d’observer comment les ministres en charge des projets de loi emblématiques de la volonté réformatrice de l’économie (Myriam El Khomri et Emmanuel Macron) se saisissent de ces sujets dans les prochaines semaines.

De notre point de vue, il est impératif de clarifier la situation du point du vue de la fiscalité et du droit du travail en proposant des solutions claires. Nous nous prononçons dans notre livre (plus d’informations ici) en faveur d’une clarification des critères du lien de subordination (pour permettre une meilleure prévisibilité des droits et obligations de chacun) ainsi que d’une franchise d’impôt pour les revenus tirés de l’économie collaborative (des règles fiscales trop strictes brideraient les initiatives économiques et seraient préjudiciables aux utilisateurs). Nous pensons également qu’il est important que le gouvernement légifère dans le domaine des transports pour mettre un terme à certains flous juridiques.

Droit du Partage continue à suivre de près ces sujets pour vous.

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